Centre International de Psychosomatique

jeudi 28 mars 2024

Le rêve, l'affect et la pathologie organique - Sami-Ali

SAMI-ALI

LE REVE, L’AFFECT ET LA PATHOLOGIE ORGANIQUE

Colloque

Le lien que le thème de ce livre établit entre la pathologie organique d’une part, et le rêve et l’affect d’autre part, est loin d’être immédiat, s’imposant dans son évidence. Il suffirait en effet pour s’en convaincre de réfléchir à ce fait d’observation courante que, quelle que soit la maladie qui touche le corps réel, allant des affections légères comme le rhume saisonnier aux pathologies cancéreuses par exemple, il paraît impossible d’établir une relation directe entre les variables en question, puisque, partout, on constate que la maladie peut s’associer au rêve autant qu’à son absence, à l’affect autant qu’à la difficulté de s’exprimer.

La causalité linéaire, celle qui régit toute la pensée médicale et psychologique, ne semble pas ainsi applicable, ce qui ne nous laisse que deux alternatives : ou bien considérer l’énoncé du thème du Colloque comme un cadre formel vide de tout contenu, une manière de grouper arbitrairement des thèmes disparates, sans véritable affinité ; ou bien, au contraire, repenser autrement toute la problématique sous-jacente de l’âme et du corps, afin d’introduire une autre forme de causalité, circulaire précisément, destinée à établir des liens, là où ils échappent à toute prise directe. Tel est en définitive le dessein que se donne la théorie relationnelle, en introduisant un autre modèle pour penser l’ensemble de la pathologie humaine fonctionnelle aussi bien qu’organique. Cela implique justement un double dépassement des modèles psychanalytique et médical, dans la mesure où l’un et l’autre tendent à ramener les phénomènes relationnels qui concernent l’âme et le corps, à des processus internes, psychologiques, physiologiques et biologiques, en perdant tout à fait de vue le fait essentiel, que c’est la relation qui existe au départ, à la naissance, avant la naissance, et que l’être humain, dans toute l’étendue de son fonctionnement psychosomatique, reste d’un bout à l’autre de la vie, un être relationnel. Ce qui, déjà, suffit pour montrer l’enracinement biologique de la relation, puisque le système immunitaire lui-même peut être pourvu d’une dimension relationnelle démontrable dans différentes pathologies allergiques aussi bien qu’auto-immunes, et que le concept de relation ici développé n’a rien à voir avec celui de la relation d’objet, uniquement applicable dans le domaine de la psychonévrose, c’est-à-dire des troubles fonctionnels, en opposition à une phase postulée de non relation à laquelle Freud donne le nom de narcissisme primaire.

Avec le primat de la relation, on accède à une autre vision de la réalité humaine. C’est ainsi que ce qu’on nomme habituellement psychique devient relationnel, au même titre que le somatique, ce qui dispense de s’enfermer dans des difficultés insurmontables parce que les questions se trouvent mal posées. On peut en dire autant de l’opposition plus générale entre l’âme et le corps, qui en définitive, ne correspondent pas à deux réalités, poses comme distinctes au départ pour être de nouveau réunies à travers des systèmes plus ou moins crédibles, faisant parfois intervenir Dieu lui-même pour effectuer la médiation ; Je pense plutôt qu’à l’instar d’autres concepts philosophiques, religieux et mystiques, l’âme et le corps ne sont pas deux réalités à agencer de nouveau mais deux concepts destinés à rendre pensable une réalité totalement donnée à tout moment mais qui demeurent parfaitement insaisissable, transcendant toute conceptualisation, au-delà des catégories. Car ce qui échappe ainsi, dans l’acte même d’appréhender ce qui est là, n’est rien d’autre que l’être même dans son unité. Unité qui ne résulte pas de l’addition des facteurs mis en jeu, mais qui sous-tend la théorie relationnelle. Et cela est parfaitement démontrable, grâce à une méthodologie précise, il n’y a aucun mystère là dedans.

Pour saisir cette unité à l’articulation de l’âme et du corps, et qui englobe l’une et l’autre, il faut prendre comme point de départ l’ensemble constitué par le fonctionnement psychique en même temps que la situation relationnelle dans laquelle on se trouve à un moment donné. Il faut surtout souligner qu’il s’agit là de deux termes complémentaires qui n’existent que l’un relativement à l’autre et que le fonctionnement demeure inséparable de la situation relationnelle et inversement.

Comment maintenant définir le fonctionnement psychosomatique ? Selon la théorie relationnelle, le fonctionnement se détermine, pour tout un chacun, par rapport à l’activité onirique, dont la mémoire garde la trace, et qui peut être tour à tour présente, absente, présente puis absente, absente puis présente, pour constituer les quatre formes majeures du fonctionnement psychosomatiques.

A ce propos, l’absence de l’activité onirique, durable ou passagère, s’inscrivant dans un rythme qui en favorise plus ou moins le maintien, ne signifie nullement une carence réelle mais la mise à l’écart de cette même activité pour les besoins d’adaptation : on continue alors de rêver sans s’en souvenir et sans que le rêve trouve sa place dans l’ensemble du fonctionnement. Le rêve ou les équivalents du rêve qui sont des phénomènes représentant le rêve à l’état de veille et correspondant à la dimension de l’imaginaire sont : le fantasme, le jeu, la croyance, l’hallucination, le délire, l’affect, l’illusion, etc. De sorte que le fonctionnement psychosomatique peut être décrit en général en termes de l’opposition entre conscience vigile et conscience onirique, susceptible de se modifier à tout moment suivant un rythme qui imprime à la vie individuelle son mouvement caractéristique.

La situation relationnelle, elle, nous intéresse dans la mesure où elle met le sujet aux prises avec un conflit dont la forme est l’alternative simple, a ou non a, comportant dès lors deux solutions possibles au moins, mais pouvant aussi évoluer vers l’impasse où toute issue s’avère impossible. Dans le premier cas on a affaire à un conflit dont la solution aboutit à des formations symptomatiques qui caractérisent la pathologie fonctionnelle et qui n’engagent que le corps imaginaire, par opposition au corps réel. En ce sens la théorie relationnelle inclut la psychopathologie freudienne, propre à la psychanalyse comme un cas particulier d’une conception plus vaste engageant l’ensemble de la pathologie humaine.

Cette pathologie qui touche le corps réel, peut être comprise à partir des situations d’enfermement qui ne laissent prévoir aucune issue possible, ou qui recréent constamment le même conflit en voulant s’en échapper. Nous en signalons pour fixer les idées, deux formes essentielles, la contradiction et le cercle vicieux. Quand l’impasse se ressent alors, deux éventualités en particulier se profilent à l’horizon, indiquant deux manières différentes de répondre à l’impasse : la première est la formation psychotique, de l’ordre du délire organisé, qui peut ainsi venir absorber la contradiction, en faisant basculer la conscience vigile dans la conscience onirique ; la seconde est la formation d’une pathologie organique qui témoigne de l’impossibilité de sortir d’une situation d’enfermement qui perdure.

Or considérer la pathologie organique sous l’angle de l’impasse ne signifie pas qu’on introduit de nouveau la causalité linéaire et son corollaire la psychogenèse : cela ne revient pas à dire qu’on tombe malade à cause de l’impasse. Non, ce qui est affirmé ici, en tenant compte de toue la complexité des facteurs mis en jeu, postule au contraire que la même difficulté relationnelle se trouve projetée au niveau relationnel et biologique tout ensemble, et que, entre un plan et l’autre, seule la causalité circulaire peut trouver sa place. On voit tout de suite qu’on est aussi loin que possible de tous les modèles proposés pour fonder la psychosomatique et qui supposent toute la causalité linéaire et la psychogenèse. A ce titre, ils sont eux-mêmes la transposition du modèle freudien au-delà du champ de la psychonévrose, donc une forme de psychanalyse appliquée, abusivement, dira-t-on.

Dans la perspective relationnelle qui vient d’être esquissée, comment définir le rêve, l’affect et la place qui leur revient par rapport à la pathologie organique ?

Le rêve tout d’abord. La théorie freudienne du rêve reste de part en part psychologique, faisant dériver le rêve de l’accomplissement d’un désir qui se fait sentir pendant le sommeil et qui risque de l’interrompre s’il venait à se réaliser réellement, par la voie de la motricité. En hallucinant le désir, le rêve le satisfait tout en conservant le sommeil. Tel est en effet le principe de toute interprétation psychanalytique qui, invariablement, va consister à lire le contenu latent à travers le contenu manifeste. La théorie relationnelle y reconnaît une importante restriction, rendue apparente par les découvertes cruciales de la neurobiologie portant sur le sommeil et le rêve. Il s’avère en effet que la production onirique accompagne les différentes phases du sommeil, privilégiant cependant la phase paradoxale, et ceci indépendamment du besoin de décharger une excitation au moyen de l’hallucination. Le rêve se trouve donc régi par un rythme biologique inscrit dans l’architecture même du sommeil, ce qui vient conférer au rêve un champ beaucoup plus vaste et libère l’activité onirique de toute réduction à un seul et même modèle où la fonction défensive prédomine de part en part. Si on se place dans cette nouvelle perspective où le rêve acquiert enfin toutes ses richesses, dont il faut absolument s’en servir quand se posera la question de la thérapeutique, on s’aperçoit que le rêve n’a pas besoin d’être interprété selon un symbolisme préexistant, et qu’il deviendra parfaitement compréhensible dès qu’on le met en relation avec la situation relationnelle à laquelle, par ailleurs il répond. C’est précisément cette référence à la relation qui se trouve occultée dans la théorie freudienne formulée en termes de processus internes.

J’en viens maintenant à l’affect dont le statut n’a cessé d’être ambigu à l’intérieur de la psychanalyse qui, dès le début, le sépare de la représentation pour en faire une quantité d’excitation qui vient s’associer après coup à la représentation. Lathéorie relationnelle, en revanche, pose d’emblée que l’affect et la représentation sont inséparables, puisqu’ils sont l’avers et l’envers du même phénomène, ce qui introduit d’emblée l’unité du fonctionnement, là où les choses sont autrement dissociées. Mais il peut, bien sûr, y avoir affect sans représentation et inversement, posant, du même coup, le problème du refoulement de l’affect autant que de la représentation. Et cela va à l’encontre de la position freudienne qui pose qu’il ne peut y avoir refoulement que par apport à la seule représentation. La théorie relationnelle montre au contraire que l’affect est susceptible également d’être refoulé selon trois modalités majeures que nous nous contentons simplement de mentionner : un refoulement qui commence par la répression consciente de l’affect émergeant mais qui se poursuit au-delà de la prise de conscience elle-même ; un refoulement qui se traduit par la modification globale de l’attitude caractérielle à l’égard de l’ensemble de la vie affective et qui se traduit par une distance qui neutralise tous les affects, négatifs aussi bien que positifs ; enfin, un refoulement qui consiste à couper rapidement le psychique du somatique, pour constituer deux séries parallèles de phénomènes sans lien possible, de sorte que l’affect achève de devenir méconnaissable, surtout là où il renvoie à des situations de perte contournées mais non dépassées.

Dans la perspective développée ici, loin d ‘être une quantité d’excitation, l’affect se définit comme une relation à l’autre qui passe par le corps impliquant le système neuro-végétatif ; par la langue maternelle qui introduit d’emblée la possibilité qu’il puisse y avoir un apprentissage de l’affect ; par un imaginaire partagé entre deux personnes au moins dans lequel prévaut la conscience onirique conférant à l’affect toute sa réalité. Réalité à laquelle on croit, par delà de toute transposition métaphorique puisque l’affect ne peut être traduit dans une langue étrangère sans se perdre entièrement. Le tout aboutissant à créer un objet sur le mode de la circularité : la peur crée un objet terrifiant qui crée la peur, comme la phobie de l’ascenseur par exemple.

Il faut maintenant voir comment le rêve et l’affect s’intègrent dans la relation thérapeutique elle-même. Celle-ci reste entièrement axée sur la situation conflictuelle évoluant vers l’impasse, qui implique précisément l’impossibilité de sortir de l’enfermement. Comment faire donc, alors que le conflit, par sa structure même, empêche tout faire ? C’est ici justement que la théorie relationnelle déploie ses richesses car l ne s’agit pas désormais de résoudre l’impasse mais de la dissoudre, en découvrant au fur et à mesure d’un travail patient et continu, comment elle fut réellement constituée, parfois au cours de toute une vie. Cela implique impérativement que le refoulement du rêve et de l’affect soit levé, et que la libération de l’un et de l’autre finisse par modifier tout le fonctionnement subjectif, corps et âme, amenant la modification des termes mêmes de l’impasse, et entraînant du même coup l’amélioration de la pathologie organique, qui reste constamment relationnelle.

Voir Sami-Ali, Corps et âme. Pratique de la théorie relationnelle, Dunod, Paris, 2004

Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique, Dunod, Paris, 1999.